22.
l’eau et le feu
Tandis que des vents de tempête soufflaient sur le continent, Hadrian divisait son temps entre l’écriture de ses mémoires et son cheval-dragon. Il avait construit une écurie de pierre dans laquelle Staya était la seule pensionnaire. Puisqu’elle ne salissait jamais sa paille, préférant se soulager dans la forêt, Hadrian n’avait pas besoin de nettoyer son immense stalle. Il la brossait, lui caressait les oreilles et lui lisait de la poésie durant l’après-midi, puis il se retirait dans sa tour pour préparer son repas et s’installer pour rédiger. Jamais, durant ses deux vies, il n’avait joui d’autant de silence et de paix.
Les paroles cruelles d’Amarth continuaient toutefois de résonner dans ses oreilles, malgré tous ses efforts pour les chasser. Il avait toujours cru que son âme sœur serait une Elfe, mais il s’était amèrement trompé. Pourtant, Hadrian prisait son esprit cartésien. Apparemment, il n’était pas assez rationnel pour séduire une créature des bois. Celles qu’il avait connues cinq cents ans plus tôt ne lui avaient pas semblé aussi froides, mais il n’avait jamais eu le courage de leur faire des avances.
Il épanchait sa peine et sa déception dans son journal lorsque sa chambre circulaire s’illumina soudain en rouge comme si tout le mobilier était en feu. Bondissant de son siège, prêt à éteindre les flammes, il vit alors qu’elles émanaient des pans de la robe d’une femme aux longs cheveux noirs. Hadrian n’avait pas souvent eu de démêlés avec les dieux, mais il avait appris leurs noms et leurs pouvoirs. Il n’eut donc pas de mal à reconnaître les traits de Theandras. Il mit aussitôt un genou en terre et inclina respectueusement la tête.
— Pourquoi vous entêtez-vous à rendre ma fille malheureuse ? demanda la déesse.
Hadrian leva le regard sur le visage tranquille de la divinité. Dans ses yeux sombres brillent de petites flammes qui empêchaient l’ancien roi de deviner son humeur.
— Cela n’a jamais été mon intention, déesse.
— Malgré toutes mes obligations au sein de la triade, je suis d’abord et avant tout une mère qui ne veut que le bonheur de son enfant. Elle vous aime à la folie, mais vous ne semblez pas vous en rendre compte.
— Pour aimer quelqu’un, il faut avoir le cœur libre.
— Vous vous êtes donc épris d’une autre femme depuis que Jenifael vous a ouvert le sien ?
— Mes sentiments sont confus. Vous l’ignorez sans doute, car vous êtes éternelle, mais lorsqu’un homme est brutalement retiré des grandes plaines de lumière et ramené dans le monde des vivants, il n’oublie pas instantanément tout ce qu’il a vécu. Or, j’ai été un époux exemplaire lors de ma première vie et Eléna me manque beaucoup.
— Je sens pourtant la présence de plusieurs femmes dans votre cœur.
— Il est vrai que j’ai éprouvé de tendres sentiments pour une princesse Elfe, jadis, mais je n’ai jamais brisé mon serment de fidélité envers Éléna. Tout récemment, puisque je suis veuf, j’ai voulu retrouver cette femme, mais j’ai appris qu’elle avait quitté cette vie. Tandis que j’étais à la recherche d’un antidote pour contrer les effets d’un puissant poison, j’en ai rencontré une autre qui lui ressemblait, mais ce n’était qu’un mirage.
— Votre franchise est désarmante, sire Hadrian.
— L’homme qui mentirait à une déesse est un fou.
— Dans ce cas, dites-moi ce qui vous déplaît tant chez ma fille.
— Mais rien du tout ! Elle a de très belles qualités, bien que sa tendance à s’enflammer, lorsqu’elle est en colère, ne soit pas très rassurante.
— Alors, si je comprends bien, c’est votre nostalgie qui vous empêche de trouver le bonheur.
— Il y a des souvenirs qu’on ne peut tout simplement pas effacer.
Theandras s’avança vers l’ancien roi en posant sur lui le même regard incandescent que Jenifael.
— N’ayez crainte. Mes flammes à moi ne brûlent pas les humains.
Hadrian n’eut le temps ni de protester, ni de s’esquiver. La déesse de Rubis plaça ses mains sur ses tempes et l’incita à se relever. Puis, elle toucha sa poitrine du bout des doigts.
— A compter de maintenant, plus aucun de vos souvenirs ne vous fera souffrir. Je vous ai libéré de plusieurs attachements inutiles à des personnes et à des événements du passé qui vous empêchent de progresser dans cette vie.
— Mais un homme n’est rien sans ses souvenirs, s’étrangla Hadrian, déconfit.
— Vous n’oublierez aucune de vos expériences personnelles, mais elles ne vous troubleront plus. Maintenant que nous avons réglé ce petit détail, je m’attends à ce que vous fassiez preuve de plus de courtoisie envers ma fille.
Elle s’éteignit comme une flamme, laissant le pauvre homme en pleine confusion. « A-t-elle vraiment fait disparaître mes anciens sentiments ? » se demanda-t-il. Il n’y avait qu’une façon de le savoir. Hadrian reprit place devant son journal et revint plusieurs pages en arrière afin de relire les moments les plus noirs de son existence. Habituellement, chaque fois qu’il parcourait ces paragraphes, les larmes lui montaient aux yeux. Cette fois, rien ne se produisit. Il eut même l’impression d’être en train de lire le récit d’une autre personne !
Il se mit à tourner en rond dans la pièce en prononçant tout haut le nom d’Eléna. Rien ! Puis celui de la Princesse Médina des Elfes ! Encore rien ! Ces deux femmes avaient fait naître jadis beaucoup de passion en lui. Il refit la même chose avec Amarth qui venait de lui briser le cœur. Absolument rien !
« Comment vais-je pouvoir m’attacher à qui que ce soit si je suis devenu insensible ? » Il retourna devant le journal ouvert sur le pupitre. « Devrai-je modifier tout le texte ? »
Hadrian se rappela alors qu’il s’était presque écoulé quatre mois depuis qu’il avait remis la lance ensorcelée aux Elfes.
Onyx était-il toujours vivant ? A sa grande surprise, il ressentit une profonde tristesse à la pensée que son meilleur ami puisse le quitter. « Je ne suis donc pas complètement sans-cœur ! » se réjouit-il.
Onyx, m’entends-tu ? l’appela-t-il en utilisant les pouvoirs de son esprit. Je ne sais pas si y ai envie de te parler, répondit le Roi d’Emeraude. D’abord tu refuses de rester chez moi, puis tu disparais pendant des mois sans donner signe de vie ! Hadrian s’empressa de lui raconter ce qu’il avait fait depuis son départ du château et lui promit de le tenir au courant de ses démarches. Penses-tu vraiment que je vais me risquer jusqu’aux grandes portes de lumière ? répliqua Onyx sur un ton amusé. Je sais trop bien ce qui m’y attend. Si jamais la mort vient me taquiner avant que tu puisses mener ton projet à terme, je me trouverai un autre corps, voilà tout.
Maintenant que je me suis habitué à celui-là ? le taquina son ancien commandant. Si tu finis par en arriver là, c’est que je serai à bout de solutions, et tu sais à quel point je suis têtu. Ils bavardèrent encore un peu, mais Hadrian ne lui mentionna pas sa rencontre avec Theandras, car il savait qu’Onyx ne supportait pas les dieux.
Il venait tout juste de mettre fin à la communication télépathique que Staya se mit à pousser des cris stridents.
Hadrian se précipita à la fenêtre et vit qu’un cheval sans cavalier approchait, en provenance de l’est. Il dévala l’escalier pour s’assurer que son cheval-dragon le traite en ami plutôt qu’en envahisseur.
— Je connais cet animal, murmura l’ancien roi en allant à sa rencontre.
Il était marqué du « E » distinctif d’Emeraude. Il appartenait donc à l’un des Chevaliers. Beaucoup d’entre eux avaient abandonnés leur monture un peu partout à Enkidiev durant la deuxième invasion. Lorsque les paysans et les marchands les retrouvaient, ils les ramenaient au château. Il arrivait aussi que les destriers finissent par rentrer par eux-mêmes.
— Enfin ! s’exclama une femme qui approchait au galop.
C’était Jenifael. « On dirait bien que la déesse de Rubis n’a pas perdu de temps », songea Hadrian en se donnant une contenance.
— Je l’ai pourchassé toute la journée ! ajouta-t-elle en mettant pied à terre.
— C’est étrange qu’il soit venu de ce côté, puisque les meilleurs pâturages se situent au sud.
— Il est impossible de savoir ce qui se passe parfois dans leur esprit, à moins que ce soit un cheval-dragon, évidemment.
Staya se mit à gazouiller pour montrer qu’elle était d’accord.
— Il va bientôt faire trop sombre pour que tu rentres seule au château, lui signala Hadrian. Tu peux rester ici, si tu me promets de ne pas mettre le feu.
— Je m’enflamme seulement lorsque je suis très fâchée, alors il suffit de ne pas me mettre en colère.
Il l’accompagna jusqu’à l’écurie où ils installèrent les bêtes. Staya était si heureuse d’avoir de la compagnie qu’elle n’arrêtait pas de faire des cabrioles.
— Laisse les autres chevaux dormir, cette nuit, l’avertit Hadrian.
Il emmena ensuite la jeune déesse dans sa tour.
— C’est donc ici que vous avez choisi de vous isoler.
— Entre Chevaliers, est-ce qu’on ne pourrait pas se tutoyer ?
— Vous êtes aussi un roi, sire.
— Pas dans cette vie. Je ne suis qu’un soldat qui a dû prendre le commandement d’une armée qui n’avait plus de chef.
Le visage de Jenifael s’attrista.
« Ce n’était pas très habile de ma part », déplora intérieurement Hadrian.
— J’étais justement sur le point de préparer le repas du soir, se reprit-il.
— Et que manges-tu aussi loin des cuisines d’Emeraude ?
— J’aime bien le poisson de la rivière, mais les habitants de mon ancien royaume qui, comme toi, s’entêtent à me traiter en roi, viennent me porter toutes sortes de victuailles. Hier, on m’a laissé du vin, de l’huile d’olive, des épices et des légumes frais. Je crois bien pouvoir mélanger tous ces ingrédients de façon alléchante.
Un sourire apparut enfin sur le visage de Jenifael. Encouragé, Hadrian fit valoir ses talents de cuisinier en exigeant qu’elle s’assoie et qu’elle l’observe.
— C’est beaucoup plus tranquille, ici, remarqua-t-elle, au bout d’un moment, car on n’entendait que le craquement du feu dans l’âtre. Au château, il y a toujours du bruit.
Il prépara une salade à base de batavia à laquelle il ajouta des œufs à la coque, des tomates et des olives noires coupées en tranches ainsi que du fromage de chèvre, le tout arrosé d’huile d’olive. Puis, il ouvrit une urne de vin rouge.
— Si j’avais su que je recevrais à dîner, j’aurais pris le temps de faire cuire du poisson et de caraméliser des fruits, soupira Hadrian en s’asseyant devant elle.
— De toute façon, je n’aurais jamais réussi à tout manger.
Elle prit quelques bouchées.
— C’est plus savoureux qu’au château, déclara-t-elle.
— En parlant du château, comment les choses se passent-elles pour toi, là-bas ?
— Quand on commande une armée qui ne sert plus à rien, on s’occupe du mieux qu’on peut. Je garde la forme, pour donner l’exemple, mais, au fond, je me doute que je n’aurai jamais plus à me battre. Je veille évidemment sur ma mère qui est beaucoup plus fragile qu’on pourrait le croire.
— Ce sont souvent les gens les plus sensibles qui jouent les braves. Il ne faut jamais se fier aux apparences.
— A Emeraude, tout le monde se demande pourquoi tu as quitté Onyx.
— En réalité, je suis parti pour lui.
Il lui parla de sa quête des ingrédients du poison qui avait monopolisé beaucoup de son temps.
— Je dois me rendre chez les Elfes demain pour voir s’ils ont trouvé quelque chose.
— Pourrais-je t’accompagner ?
Hadrian accepta sur-le-champ. Même s’il aimait converser avec son cheval durant ses longs voyages, il était également agréable de bavarder avec un autre être humain. Il céda son lit à son invitée et s’installa sur une fourrure devant l’âtre. Le lendemain matin, ils préparèrent de la nourriture non périssable, la déposèrent dans les sacoches de cuir de leur selle et se mirent en route, protégés de la pluie sous de grandes capes étanches.
Ils laissèrent le troisième cheval libre de brouter sur le domaine pendant leur absence.
Le trajet sur la rive ouest de la rivière Mardall donna le temps à l’ermite et à la déesse d’apprendre à se connaître davantage. Au fond, ils aimaient exactement les mêmes choses. « Pourquoi ne l’ai-je pas compris avant ? » se demanda Hadrian tandis qu’ils avançaient vers le nord.
— Les hommes comprennent les choses moins rapidement que les femmes, déclara Jenifael, comme si elle avait entendu ses pensées. Elles sont plus intuitives et moins orgueilleuses, et elles sont capables de voir la vie telle qu’elle est.
Hadrian se rappela, sans éprouver la moindre mélancolie, que sa première femme avait souvent fait preuve de plus de discernement que lui dans bien des domaines. Il ne réfuta donc pas la thèse de Jenifael et l’écouta discourir sur les différences entre les deux sexes.
Lorsqu’ils arrivèrent enfin à la frontière avec le Royaume des Elfes, Hadrian piqua dans la forêt où la voûte que formaient les branches des grands arbres les abrita en partie du mauvais temps. Hadrian retrouva facilement son chemin jusqu’au village de Tehehi. Durant la saison froide, les habitants des bois passaient plus de temps dans leurs huttes qu’ils chauffaient grâce à la magie. Hadrian demanda à Staya de veiller sur le cheval de sa compagne et voulut aider celle-ci à mettre pied à terre. Avec un air indocile, Jenifael se laissa glisser sur le sol avant qu’il puisse l’atteindre. « Si Onyx s’est habitué aux femmes modernes, alors je devrais être capable d’en faire autant », pensa l’ancien roi.
Le petit-fils de son vieil ami apparut à la porte de sa demeure et leur fit signe d’entrer. Ils enlevèrent leur cape et furent aussitôt enveloppés par la douce chaleur du gîte. Les filles de Tehehi étaient en train de distribuer de petits gobelets de thé aromatique à tous les membres de la famille. Elles en offrirent aussitôt aux visiteurs.
— Moérie m’a dit que tu viendrais aujourd’hui, déclara le chef du clan. Elle sera là sous peu.
— A-t-elle réussi à identifier tous les éléments du poison ?
— Elle arrive toujours à ses fins.
Hadrian présenta Jenifael comme étant la fille du grand Wellan d’Émeraude et le nouveau commandant des Chevaliers.
— Une si jolie femme ne devrait pas tenir une arme à la main, commenta Tehehi.
Au lieu de lui faire un discours sur l’importance qu’avaient eue ses sœurs d’armes lors du dernier conflit, Jenifael se contenta de sourire. Hadrian en vint même à se demander si la déesse lui avait fait subir un lavage d’émotions à elle aussi. Il la regarda ingurgiter la boisson chaude à petites gorgées, les yeux fermés, et vit à quel point elle était belle.
Moérie entra derrière eux et se pencha à l’oreille de l’ancien roi avant d’aller prendre sa place parmi les siens.
— C’est un bien meilleur choix, murmura-t-elle.
Elle déposa le javelot devant lui et énuméra les ingrédients de la potion dont on avait enduit le fer de la lance.
— Existe-t-il un antidote et serai-je capable de le préparer moi-même ? demanda Hadrian.
— Je n’ai aucun doute que vous y arriveriez, mais l’un de ses composants ne se trouve pas sur le continent.
— Sur celui de l’empereur, donc ?
L’enchanteresse secoua la tête négativement.
— Êtes-vous en train de me dire que mon frère d’armes mourra sans que je ne puisse faire quoi que ce soit pour le sauver ?
— La fleur qu’il vous manque existe ailleurs.
— Où ? demandèrent Hadrian et Jenifael, en chœur.
— Une vieille légende prétend que le chardon bleu ne pousse qu’à quelques endroits dans l’univers, dont à la base des volcans de l’extrême sud.
Hadrian rappela à son esprit la représentation du continent. La chaîne volcanique qui séparait Enkidiev des Territoires Inconnus partait du Royaume des Esprits et descendait bien au-delà du Désert. On ne savait pas qui avait dessiné les cartes de ces contrées, et il ne connaissait personne, même de sa première vie, qui se soit aventuré aussi loin.
— On dit que ceux qui veillent sur la baie font partie d’un peuple marin, ajouta Moérie en le regardant droit dans les yeux. Ils ne nous ressemblent pas.
— Liam nous a raconté qu’une race d’hommes félins vit de l’autre côté des volcans, les informa Jenifael.
— Enlilkisar est beaucoup plus vaste qu’Enkidiev. Il regorge aussi d’innombrables créatures.
— Enlilkisar ? répéta Hadrian, surpris.
— C’est ainsi que les anciens appellent l’autre continent.
— A quoi ressemble cette fleur ? s’enquit Jenifael.
Moérie posa les mains sur celles des Chevaliers et transmit l’image du chardon à leur esprit.
— Il doit être frais lorsque vous me le rapporterez.
Chancelante, l’enchanteresse quitta la hutte sans que personne cherche à la retenir.
— Elle a dépensé beaucoup d’énergie pour toi, mon ami, fit alors remarquer Tehehi.
— Et je n’ai même pas eu le temps de la remercier…
— Je le ferai pour toi.
Hadrian et Jenifael acceptèrent l’hospitalité des Elfes, mais eurent beaucoup de mal à trouver le sommeil, car ils échafaudaient déjà des plans pour atteindre les terres mystérieuses sans traverser les montagnes de feu.